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Interview de Laurent Jaoui, réalisateur de « Camus » diffusé sur France 2 le 6 janvier

29 décembre 2009 5 commentaires

Camus est sans doute l’un des auteurs dont on parle le plus en ce moment que ce soit à l’occasion du cinquantenaire de sa mort ou de l’intention de Nicolas Sarkozy de le faire entrer au Panthéon. A ce sujet, allez lire la tribune de Michel Onfray parue récemment dans Le Monde. A titre personnel, Camus est l’un de mes auteurs favoris, La Peste un livre qui m’a transformé.

Le 6 janvier prochain, France 2 va créer l’événement en diffusant en prime-time un téléfilm inédit sur la vie d’Albert Camus interprété par Stéphane Freiss et réalisé par Laurent Jaoui. Celui-ci, connu notamment pour avoir réalisé La Traque, m’a accordé une interview. Il y parle bien sûr du tournage de Camus, de sa relation avec son oeuvre mais aussi de la fiction française !

Photo : Gabriel de la Chapelle

Comment est venue l’idée de faire un film sur Camus ? Pourquoi avoir choisi d’aborder les 10 dernières années de la vie de Camus ?

L’initiative ne venait pas de moi. Le producteur Quentin Raspail m’a contacté pour savoir si j’étais intéressé de développer un projet sur Albert Camus avec le scénariste Philippe Madral. Ils avaient dans l’idée de traiter les dix dernières années de la vie de l’écrivain qui ont été des années de crise. Représenter à l’écran un intellectuel tel que Camus, rendre sensible sa pensée au plus grand nombre, tout en faisant un film émouvant, voilà un défi qui m’a paru passionnant à relever. J’ai demandé au producteur trois semaines de réflexions pour me replonger dans l’œuvre de l’écrivain et voir si je trouvais un angle dramaturgique susceptible de transmettre la pensée de l’auteur sans didactisme. En me plongeant dans la biographie d’Olivier Todd, j’ai trouvé d’autres périodes de la vie de Camus qui auraient pu donner lieu à une fiction. Son premier mariage avec Simone Hié, par exemple, alors qu’il était un tout jeune homme, ou les années de guerre et son action à Combat. Mais la période qui m’était proposée avait l’avantage de mettre en évidence de manière frappante l’interaction de la sphère privée et de l’écriture. Période de doute et d’introspection, dont on retrouve les traces dans « la Chute », les carnets, le « premier homme » ou les discours politiques. Avec un même questionnement existentiel : comment se comporter en homme, c’est-à-dire « comme quelqu’un qui refuse à la fois d’être une victime et un bourreau ».

Comment s’est fait le choix de Stéphane Freiss pour incarner Camus ?

Photo : Gabriel de le Chapelle

Le choix de Stépahne Freiss n’a pas été une évidence. Je l’avais même stupidement écarté au départ, pour des questions de couleur de cheveux et d’yeux. J’avais dans la tête un Camus plus méditerranéen. Je rencontrais d’excellents comédiens, mais à chaque fois, il me manquait une dimension. Camus était à la fois un homme du peuple et un grand intellectuel, un homme réservé et un acteur, un séducteur à la fierté parfois glaçante, un mélange d’Humprey Bogard, d’un samouraï et de Fernandel, comme il aimait à se définir. Une des femmes de sa vie m’a parlé de lui comme de l’homme idéal. Lourde tâche pour un comédien que d’incarner toutes ces facettes. Et puis Nora Habib, ma directrice de casting m’a reparlé de Stéphane. Je l’ai rencontré, nous avons travaillé sur deux scènes, et Stéphane a tout de suite proposé cette densité, cette complexité et cette séduction que je recherchais. Après, cela n’a été qu’une question de teinture de cheveux, de verres de contact, et… de beaucoup de plaisir dans le travail.

Qu’aimeriez-vous que les téléspectateurs retiennent de votre film ?
J’aimerai bien sûr qu’ils se précipitent sur les œuvres de Camus pour les lire et les relire. J’aimerai aussi qu’ils soient touchés par l’homme, par sa pensée, sa clairvoyance, mais aussi par sa capacité à douter de tout, à commencer par lui-même. J’aimerais simplement qu’ils aient l’impression d’avoir rencontré quelqu’un avec qui ils auraient voulu partager un bout de chemin, un ami intime.

Une anecdote de tournage ?
Un tournage, c’est mille anecdotes. Comment en privilégier une ? Peut-être ce moment magique lorsque nous tournions la scène de « l’appel à la trêve civile », au Cercle du Progrès. Il y avait deux cent figurants dans la salle, et j’ai demandé à Stéphane de lire l’ensemble du discours (dont il ne reste qu’une minute de texte dans le montage). Pendant plus de dix minutes, Stéphane s’est lancé dans ce discours d’une modernité renversante, et j’ai vu la salle parcourue d’un frisson, s’émouvant aux larmes, comme s’ils étaient en train de vivre vraiment l’histoire. Et à la fin du discours, deux jeunes gens d’origine algérienne hurlant en arabe « Algérie libre !! », comme ça, sans raison, comme un cri du cœur. Mais aussi ces scènes bouleversantes entre Stéphane et Anouck, ces moments de vérité tels qu’on n’a plus l’impression d’être devant deux acteurs, mais devant la vie même.

Photo : Gabriel de la Chapelle

Quelques questions plus personnelles sur Camus

> Quel est votre ouvrage favori de Camus et pourquoi ?

Difficile question. Je pense qu’en fonction de la période qu’on traverse dans sa vie, on se sent plus proche de l’une ou l’autre des œuvres de Camus. J’ai découvert par exemple, les « lettres à un ami allemand », écrites à un des moments les plus sombres de l’histoire de l’humanité et éblouissantes de clarté. Pour la période qui nous concerne, « la Chute » me paraît un sommet. Camus piège son lecteur qui écoute la confession du juge-pénitent, en portant malgré lui des jugements sur les aveux du héros. Le lecteur se trouve à la fin dans la même position que l’auditeur du juge Clamence. En portant ses jugements successifs, il a commencé à s’interroger sur lui-même. Il peut alors commencer sa propre introspection. Magistral.

Qu’avez vous appris sur Camus en préparant ce film ?
Enormément de choses. Par exemple, j’ai été frappé par le poids qu’avaient Camus, Sartre et d’autres intellectuels dans la France d’après-guerre. Leur poids moral est immense. Ce sont de véritables stars de la pensée, admirés et redoutés, qu’on reconnaît dans la rue, qu’on encense. Inimaginable aujourd’hui. Il est aussi frappant de voir comment ils prennent leur propre personne comme point de départ de leur littérature. On a l’impression qu’ils sont les pères spirituels du cinéma d’auteur qui va éclore quelques années plus tard. Et puis j’ai revisité certaines œuvres. Par exemple, j’ai compris après le tournage pourquoi « l’Etranger » m’avait si fortement marqué. J’ai ressenti ce moment où soudain on peut sentir dans sa vie étranger à tout. A sa propre famille, au monde. Sensation que Camus avait si bien incarné dans ce roman. C’est après coup une évidence, mais je suis parfois un peu long à la détente.

Que pensez vous de l’intention de Nicolas Sarkozy de faire entrer Camus au Panthéon ?
Même si j’ai mon idée sur la question, je ne me sens aucunement habilité à faire valoir mon avis sur cette affaire.

Photo : Gabriel de la Chapelle

Enfin, quelques questions liées à l’état de la fiction française.

> Plusieurs éléments (la crise économique, la réforme de l’audiovisuel public, l’émergence des nouveaux médias) affectent la production audiovisuelle. L’avez-vous ressenti sur la production de Camus ?

Disons que l’écriture et la préparation du Camus se sont produites en pleine mise en place de la réforme sur l’audiovisuel. Au moment même où on reprochait à France Télévisions de ne pas se démarquer du privé. Et je me disais : « Ah bon ? Parce ce projet aurait pu être produit par TF1 ou M6 ? » Soyons totalement honnête : oui, peut-être que TF1 peut produire un « Camus » (ou équivalent) par an, là où France Télévisions en produit cinquante.

> La fiction française est souvent présentée comme « ringarde » comparé à la fiction US. Etes-vous d’accord avec ce point de vue ? Que peut-on faire selon vous pour revaloriser la fiction française aux yeux du public ?

Il est aujourd’hui de bon ton de se couvrir la tête de cendre. Je pense au contraire que la fiction française est d’un très haut niveau, tant au point de vue de la forme que du fond. Nous n’avons certainement pas à rougir face au reste du monde. Nous avons nos faiblesses, mais aussi nos forces, évidentes. Par contre, il existe un problème majeur qui est celui de l’accès au jeune public. Un ami scénariste russe disait que les américains dominaient le monde parce qu’ils avaient compris depuis longtemps qu’il fallait conquérir les peuples à la base, dès leur plus jeune âge. Dans le domaine de l’habillement, dans le domaine de la nourriture, dans le domaine de la culture. Le jean, le fast food, les dessins animés, et les séries. Les anciens enfants font les ados d’aujourd’hui et les futurs adultes. Leur goût a été formé (déformé ?) pendant des années, et quand ils arrivent à maturité, ils ont pris des habitudes redoutables. Ils regardent la fiction de leur pays et la trouvent «bizarre », « datée », elle ne ressemble pas du tout au monde imaginaire et irréaliste qui leur a été proposé des années durant, chaque matin, chaque après-midi, chaque début de soirée… Ce n’est pas l’American way of life, mais l’American way of thinking, of seeing the world. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas se remettre en question et évoluer, mais qu’il faut relativiser, ne pas se tromper de combat, ne pas se dévaloriser et compter sur notre talent.

> Vous intéressez-vous aux nouvelles écritures de fictions sur Internet ? Avez vous des projets en ce sens ?

Au contraire de monsieur Ségéla, je pense qu’Internet est une chance pour l’humanité. Et je pèse mes mots. Je l’utilise de mille façons, et découvre chaque jour de nouvelles possibilités. Pourtant, j’avoue que si internet a totalement modifié ma façon de pratiquer mon métier, je n’ai pas encore transformé ma façon de raconter des histoires.